Vivre une expérience partagée
Un entretien avec Mireille Perrier (mai 2012)
Vous êtes connue pour vos rôles au cinéma et au théâtre. Pour ce spectacle, vous réalisez également l’adaptation et la mise en scène. Comment êtes-vous arrivée à cet autre métier de metteure en scène ?
En vérité, je me suis plutôt empêchée pendant longtemps de faire de la mise en scène !
Dès mes cours de théâtre avec Antoine Vitez, j’étais attirée par la mise en scène, mais j’avais remarqué à l’époque que les actrices qui mettaient en scène ne jouaient plus !
Ce choix a été un déchirement pour moi… Des années plus tard, j’ai enfin décidé de passer à l’acte, de façon naturelle et évidente, avec Anna Politkov-skaïa, non rééducable. Auparavant, j’avais interprété en 2000 un monologue, Une petite fille privilégiée de Francine Christophe, qui racontait le parcours d’une jeune fille dans les camps de concentration. Ce projet a été très fort pour moi ; je vivais de l’intérieur cette histoire, et j’ai ressenti profondément l’utilité du théâtre. L’histoire individuelle devenait universelle, les spectateurs étaient là, à vivre ensemble une douleur commune. Quelques années plus tard, je suis allée voir une pièce de Lars Norén, À la mémoire d’Anna Politkovskaïa, qui parle de familles sacrifiées par la guerre et la pauvreté.
Je suis sortie bouleversée de cette représentation, en tant que spectatrice cette fois-ci…
Le théâtre était devenu porteur d’un réel alors que habituellement, dans l’art, c’est l’inverse : on fait entendre autrement le réel, on le « déguise », avec une certaine distance. Là, j’avais l’impression d’avoir rencontré ces personnes, pourtant interprétées par des acteurs sur scène. La difficulté aujourd’hui c’est qu’il y a tellement de séparations entre les gens, entre les âges, entre les richesses qu’on ne rencontre que des individus qui nous ressemblent déjà. Ce soir-là, nous étions tous ensemble, grâce au théâtre ! Je suis sortie grandie de ce spectacle.
Vous avez alors fait des recherches sur Anna Politkovskaïa ?
Oui, et je suis tombée sur un texte qui n’était même pas fini d’être traduit, mais qui s’est imposé à moi. J’ai alors adapté et joué ce texte. Ce travail me correspond, et si ce spectacle a connu un beau succès auprès du public, c’est qu’il semblait correspondre à une attente commune.
Comment avez-vous choisi de travailler ensuite sur La Haine de l’Occident de Jean Ziegler ?
Après Anna Politkovskaïa, je pensais à une pièce sur l’Onu, je me suis documentée et – c’est d’ailleurs une drôle d’histoire – je suis tombée sur La Haine de l’Occident dans une chambre d’hôtel au Maroc où quelqu’un
a dû l’oublier ! J’ai lu cet essai d’une traite, et me suis dit que c’était ce texte-là qu’il fallait théâtraliser. Pour moi, tout est théâtre. On ne peut pas séparer le monde dans lequel on vit de notre petit monde du spectacle vivant. Nous faisons partie d’un monde globalisé, violent – même dans nos pays d’Occident, démocratiques, où la paix semble installée, il y a des gens très pauvres, et on accepte qu’il y ait des êtres humains qui n’aient pas les mêmes droits que nous !
Et s’ils ont faim, c’est de leur faute ! Je n’ai jamais pu accepter cela. C’est quand même étrange de devoir vivre ces choses pour ressentir de la compassion envers quelqu’un. Est-on toujours obligé de traverser des catastrophes pour comprendre… ?
Comment fait-on du théâtre avec un essai économique, sociologique, historique ?
C’est un pari un peu fou, risqué, mais peu importe ! Il n’y a que les paris fous qui vaillent d’être vécus, non ? C’est d’abord un énorme travail d’adaptation, puis il s’agit de voir comment arriver à faire passer des sensations,
à incarner des idées… Comme notre lien au monde est global, pourquoi ne pas mettre ce lien-là sur le plateau dans un spectacle qui embrasse la planète ? Il ne s’agit pas de reproduire quelque chose que je connais déjà,
il s’agit de créer, d’être dans ma vérité, de ce que je considère juste, et j’espère pouvoir ainsi toucher les gens autour de moi. Le théâtre est l’un des rares lieux où des centaines de personnes se rassemblent et vivent la même chose au même moment, une expérience partagée, transmise par d’autres êtres humains sur la scène, avec des corps physiquement présents. C’est politique dans le sens premier du terme – ce qui concerne la Cité, l’art de vivre ensemble…
Qu’est-ce qui vous motive et vous guide dans ce travail ?
Je pourrais mettre en scène un texte de Shakespeare ou de Brecht qui traite du pouvoir, mais c’est l’actualité d’aujourd’hui qui m’intéresse, que j’essaie de décrypter, d’expliquer, de « mettre sur scène ».
Nous vivons sur une planète sur laquelle il y a énormément d’inégalités, et la pauvreté extrême comme la richesse obscène traduit un mal-être des peuples qu’il faut changer. Il faut réfléchir autrement, nous sommes en train de saccager la terre, sans aucun respect pour nos enfants auxquels nous transmettons un monde en bien mauvais état. Je crois que si les gens en prennent conscience, ils sont capables de changer les choses. Il faut remettre l’humanité au centre, et le théâtre est un art profondément humain car fait par et pour des êtres humains.
mai 2012
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Mireille Perrier crée une pièce pour quatre acteurs d'après La Haine de l'Occident de Jean Ziegler. J'habite une blessure sacrée raconte la difficulté pour les peuples du monde à dépasser le désordre injuste, irrationnel, toujours plus entraînés vers le chaos par la frénésie avide de puissants possesseurs.