Oser parler, filmer, écrire…

Un entretien avec Raven Ruëll et Jacques Delcuvellerie

 

 

Comment Raven Ruëll, metteur en scène du Théâtre Flamand (KVS Bruxelles), et Jacques Delcuvellerie du Groupov se sont retrouvés sur la question palestinienne ?

Jacques Delcuvellerie : Il y avait un désir de travailler ensemble depuis longtemps, et Raven a participé très activement pendant plusieurs années à des réunions du Groupov où on lisait, visionnait, discutait du monde, à partir d’œuvres artistiques les plus diverses. Une communauté de vues et de désirs s’est créée là. Quand Raven a proposé que nous créions ensemble un spectacle sur la Palestine, nous savions que notre unité et nos différences seraient fructueuses.

Raven Ruëll : A partir de 2009, j’ai commencé à remettre profondément en question mon travail qui portait avant tout sur le répertoire, de Shakespeare à Koltès. Comme beaucoup de metteurs en scène/artistes/êtres humains j'ai été bouleversé par Rwanda 94, et particulièrement par la conférence de Jacques à l'intérieur de ce spectacle. Quand j’ai ressenti une nécessité très forte de me risquer comme acteur dans une performance directement liée à l’état du monde, je l’ai d’abord imaginée comme une conférence qui serait aussi un dévoilement et un engagement personnels. Et je voulais que Jacques en assure la mise en scène.

J.D. : Mais nous ne mettions rien concrètement en chantier. Trop de sujets possibles, trop vastes… Et pas non plus cette étincelle, ce feu qui rend un projet irrésistible. Alors, à un moment, Raven a raconté son choc avec la réalité palestinienne, le scandale révoltant que cela lui paraissait, et c’était si manifestement vivant et essentiel pour lui que nous avons commencé.

R.R. : Enormément de lectures, de visions, de rencontres mais cela ne prenait pas encore de forme qui s’impose.

J.D. : Puis il y a eu cet été 2014, Gaza, l’horreur. Pas seulement celle des faits, mais aussi celle de la désinformation, de l’ignorance, du mépris, de la censure. Alors tout s’est accéléré. Alors que Rwanda 94 nous avait pris 4 ans avant la forme définitive, ici, nous avons accouché très vite de cette composition : images, musique, son et surtout, central, l’acteur. Tout cela s’est écrit, structuré et répété en un seul grand mouvement d’à peine quelques mois.

R.R. : Après l’été 2014, nous avions un véritable sentiment d’urgence. Si on ne parle pas maintenant, qu’y aura-t-il encore à dire plus tard avec un gouvernement israélien poussé par l’extrême droite et les ultras religieux et une Palestine en miettes ? C’est là aussi que certaines rencontres nous ont permis de trouver une forme à ma « performance » d’acteur. Par exemple, il y a eu cette session extraordinaire du Tribunal Russell sur Gaza où nous avons vu, entendu, rencontré des personnes remarquables au point d’être aussi, comme on dit au théâtre pour qualifier les personnages : des héros.

J.D. : Oui, des êtres si émouvants et si courageux qu’ils nous ont communiqué une part de leur force. Comme le journaliste israélien indépendant David Sheen, et le volet « conférence » de la performance de Raven pourrait vraiment s’en inspirer. Ou Madame Nurit Peled-Elhanan, une femme juive admirable dont la petite fille a été tuée par un attentat-suicide et qui, néanmoins, lutte de toutes ses forces contre la politique actuelle de son pays pour une paix juste, pour la justice[1].

R.R. : Ces voix, dans le spectacle, parlent à travers moi, je porte ces voix. Mais on entend aussi celles des autres : les racistes, les fanatiques, ceux qui appellent à la déportation de masse et aux massacres. Il y a un concert de voix, et un peu la mienne, la personnelle, la toute petite, elle…

J.D. : Oui, modeste mais très très vibrante… C’est un moment important de L’Impossible Neutralité, ce passage personnel, parce qu’il devrait nous atteindre tous. Lui, voilà ce que « ça » lui a fait et voilà ce qu’il en fait. Et nous ?

Précisément, quel effet attendez-vous d’un tel spectacle ?

J.D. : L’effet le plus visible sur le public jusqu’ici, c’est qu’il découvre, stupéfait et souvent bouleversé, une réalité idéologique et politique d’une violence extrême et qu’il ignorait presque totalement, en général. Mais nous espérons aussi, bien-sûr, autre chose.

R.R. : Oui, je voudrais que le spectacle incite d’autres, parfois désespérés, à oser parler, filmer, écrire, oser dire, oser chanter, oser… Pour moi tout a commencé devant une photo. Celle d’un pique-nique joyeux d’une famille israélienne venue regarder comme une fête l’expulsion d’une famille palestinienne. Cette photo a changé ma vie. Quelqu’un a pris cette photo et des années plus tard nous faisons L’Impossible Neutralité,.




[1] Mme Nurit Peled-Elhanan a reçu en 2001 le Prix Sakharov du Parlement Européen, Prix décerné pour la liberté de pensée et attribué conjointement au poète palestinien Izzat Ghazzawi.

 

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8 -> 20 décembre 2015
Théâtre

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La Palestine, cette terre où vivait un peuple et dont il a été chassé. Des morts, tant de morts, depuis des décennies. Aujourd’hui il y a 5 millions de Palestiniens en exil. Qui oserait dire que ce sont là des « opinions » ? Face à cette impunité, le Groupov décide de prendre la parole.